
Toute la diététique moderne s’articule autour de la notion de calories. Seulement, on oublie souvent de préciser les imperfections de la mesure. Manifestement, les calories ne pèsent pas la même chose pour tout le monde!
A la fin de l’année 2005, Gérard Guillaume, médecin de la formation cycliste « La Française des Jeux » a rendu publics les résultats tout à fait étonnants d’une étude réalisée lors du Tour de France 2004 (*).
Chaque jour, on comptabilisait précisément les apports énergétiques des coureurs et l’on estimait le plus justement possible leurs dépenses sur base d’enregistrements de fréquence cardiaque et de puissance de pédalage. En général, les deux valeurs coïncidaient plus ou moins autour d’une moyenne de 5000 calories par jour. Jusque là, tout paraît donc assez normal. Mais les auteurs de l’étude furent interpellés par le cas d’un coureur qui, en dépit d’une absorption de portions alimentaires ridiculement faibles (autour de 2300 calories par jour) ne perdait pas vraiment beaucoup de poids. Voilà qui pose question. Comment se fait-il qu’un homme puisse dépenser plus d’énergie qu’il n’en reçoit? Cette observation en rappelle une autre, tirée du contexte beaucoup plus tragique de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Lorsqu’on a libéré les prisonniers des camps de la mort, on s’est aperçu que plusieurs d’entre eux avaient survécu avec un apport calorique qui aurait logiquement dû les condamner à mourir d’inanition. Le professeur de médecine Marian Apfelbaum (Université Xavier Bichat), lui aussi rescapé des camps nazis, considère que l’apport énergétique moyen des déportés était inférieur à 800 calories par jour.
Mathématiquement, il en aurait fallu plus du double pour tenir le coup.
Encore une fois, on se demande comment tout cela est possible. Certaines personnes semblent à même de tirer de l’énergie de nulle part. Pour d’autres, c’est l’inverse. Il arrive ainsi que des prises de poids parfois massives sanctionnent des conduites alimentaires relativement banales. On doit alors se rendre à l’évidence. Le métabolisme est capable d’adapter sa réponse dans des proportions qui rend notre système de comptabilité calorique très approximatif.
Ainsi est née la calorie
Les premiers travaux sur les calories remontent au début du XIXe siècle. On désigne ainsi la quantité de chaleur nécessaire pour augmenter d’un degré la température d’un millilitre d’eau. Les physiciens ont ensuite délaissé cette unité de mesure au profit du joule. Mais les physiologistes s’en sont emparés en se fixant pour objectif d’apprécier le coût de n’importe quelle activité physique (marcher, courir, dormir) et de déterminer conjointement la richesse énergétique de la ration. Ces travaux ont débouché sur la mise en évidence du rôle déterminant de la respiration dans le processus de vie. La consommation d’oxygène est apparue comme la clé de voûte de toutes les réactions de l’organisme et on a compris que, grâce à elle, on pourrait remonter à la source des réactions. Dès la fin du XIXe siècle, il était possible d’exprimer en calories la production de chaleur des organismes vivants en se basant sur le relargage du gaz carbonique dans l’air expiré. A partir de là, on pouvait aussi attribuer une valeur énergétique à différentes catégories d’aliments. Il suffisait de faire brûler n’importe quoi dans un système clos en présence d’oxygène et sous la pression atmosphérique ambiante pour estimer ensuite la valeur calorique à partir de la quantité de gaz carbonique dégagée. On constata ainsi que la combustion d’un gramme de sucre ou de protéine délivrait toujours la même quantité d’énergie (4 kilocalories), que l’alcool faisait un peu mieux (7,1 kilocalories) et que le record était détenu par les graisses (9 kilocalories). De façon un peu audacieuse, on a extrapolé ces observations à l’ensemble des organismes vivants. Ce faisant, on commettait déjà une petite erreur.
Certains constituants de notre ration servent à tout autre chose qu’à apporter de l’énergie. Les protéines par exemple. Certes, elles peuvent être utilisées comme carburant d’urgence. Mais la plupart du temps, elles sont utilisées pour renforcer nos tissus. Cette situation prévaut également avec certains acides gras essentiels dits « constitutifs » notamment pour le rôle essentiel qu’ils jouent dans la formation des membranes. Une partie de l’alimentation échappe ainsi aux filières énergétiques, ce qui n’apparaissait évidemment pas dans les premières estimations des scientifiques. Mais cette étape était néanmoins nécessaire pour pouvoir établir les premières tables caloriques des aliments et mener ensuite des enquêtes alimentaires. On allait enfin pouvoir comprendre et analyser des phénomènes aussi étranges que l’amaigrissement et la prise de poids.
Les tables de calculs
Pour déterminer les apports énergétiques d’un individu, il suffit de comptabiliser tout ce qu’il ingurgite et se reporter ensuite aux tables caloriques. En théorie, rien de plus simple. Sur le plan pratique en revanche, cela se complique méchamment. Il est très difficile en effet de mesurer précisément les apports caloriques d’une personne. Surtout dans les enquêtes à large échelle. Dans la célèbre étude « Suvimax » par exemple (**), les chercheurs ont procédé à l’aide de photos dans le cadre d’entretiens personnalisés. Celles-ci représentaient des portions croissantes de différents aliments. On pouvait par exemple voir une assiette avec l’équivalent de 120, 150 ou 300 grammes de riz cuit. Le sujet devait désigner l’assiette qui lui semblait le mieux correspondre à ses habitudes. Même chose pour les pommes de terre ou les pâtes. Il fallait pointer la bonne assiette et recommencer l’opération pour chaque aliment, chaque plat, chaque repas. Notez que cette façon de faire est assez exceptionnelle. En général, l’enquête diététique se contente d’établir des approximations sur la base d’indications floues telles que « petite », « moyenne » et « grande » portion. On peut évidemment être plus précis. Mais cela implique beaucoup de dévouement de la part des sujets de l’étude qui doivent peser chaque aliment avant de le consommer.
Pour cela, on doit placer l’assiette sur la balance avant et après chaque repas en faisant bien attention de ne pas mélanger les différentes catégories de produits! L’une des méthodes les plus classiques consiste à tenir cette comptabilité pendant quatre jours (dont un samedi ou un dimanche) et d’analyser les résultats à la lumière des réponses apportées à un questionnaire précis. Ce système apparemment sans faille possède néanmoins un gros défaut: il est tellement contraignant que les sujets simplifient radicalement leurs habitudes durant la durée de l’enquête. Par exemple, au lieu de peser une cuillerée de chou rouge, une de carottes râpées et deux de céleri rémoulade, que la personne aurait spontanément choisies, elle se contentera de manger quatre portions de carottes.
Certaines habitudes culinaires disparaissent complètement. Imaginez-vous en train de préparer un gratin. Il vous faudra mesurer le poids de chaque ingrédient, puis renouveler l’opération avec les restes laissés dans votre assiette. Plutôt manger de la purée. Évidemment, ce type de décision n’est pas très satisfaisant du point de vue des enquêteurs parce qu’une distorsion apparaît là encore entre les résultats et la réalité. Dans le premier cas, on se fait une représentation relativement fausse d’habitudes exactes. Et dans le second, on aboutit au contraire au reflet juste d’habitudes fausses (1, 9). Pour être plus précis dans la détermination de l’apport calorique, il existe un troisième système: celui de la « double pesée ». De quoi s’agit-il? Le sujet testé est suivi comme son ombre par un enquêteur qui reproduit ses faits et gestes à l’identique. A chaque fois qu’il sélectionne un aliment, son ombre fera de même en déposant sur le plateau de la balance une portion de même type et de même quantité. Tout est alors soigneusement pesé. Évidemment la mise en place d’un tel système nécessite beaucoup de moyens et une infrastructure particulière. On peut même craindre que ce simple changement d’univers n’influence les comportements. Le problème sera alors de savoir quel est le degré de concordance entre ce que le sujet aura mangé dans le cadre de l’étude et ses habitudes tout le reste de l’année. Face à toutes ces difficultés, on finit toujours par recourir à des compromis.
Des coureurs en cage
La question des dépenses est tout aussi complexe. La méthode la plus fiable d’évaluation repose sur l’enregistrement des paramètres de la respiration. Seul petit problème: cela implique de porter un masque en permanence ou de vivre dans une cage de verre. Ce genre d’expérience a néanmoins été mené par le passé. Notamment chez les sportifs. Lors d’une étude célèbre, le chercheur hollandais Fred Brouns était parvenu à recréer in vitro les conditions rencontrées par les coureurs lors du Tour de France. On peut également procéder par extrapolation en se basant sur d’autres paramètres comme les courbes de fréquence cardiaque (13). Ou se reporter à des tables de calculs. On sait qu’on dépense en moyenne 1 calorie par kilo de poids et par kilomètre en courant. En général, cela permet de se faire une idée relativement précise des dépenses lorsqu’il s’agit d’analyser un groupe de personnes. En revanche, la marge d’erreur reste importante lorsqu’on s’abaisse au niveau individuel et certains des sujets semblent échapper alors aux règles mathématiques. Par quel miracle?
Exemple évaluation de la dépense énergétique : source www2.ac-lyon.fr
Mimoun ou Anquetil
Pour les coureurs de la Française des Jeux, le Tour de France 2004 aura été une aventure à la fois sportive et scientifique. Tous les jours, les portions alimentaires étaient soigneusement pesées. On relevait aussi les moindres évolutions du poids et l’on procédait à une estimation quotidienne du taux de masse grasse par la méthode des plis cutanés. Enfin, on enregistrait tous les efforts en relevant les chiffres de puissance de pédalage et de courbe cardiaque. A la fin de l’épreuve, toutes ces données ont été acheminées au service de Médecine du Sport de la Pitié-Salpêtrière qui s’est ensuite livré à un gros travail d’analyse. Il est apparu que les coureurs consommaient une ration moyenne de l’ordre de 5000 calories par jour, avec des pointes plus importantes lors des étapes de montagne. On restait néanmoins très en deçà des chiffres habituels cités par les experts. « Je pense que les anciennes estimations de 9000 calories par jour surestimaient l’apport moyen sur une telle course », note Gérard Guillaume. « Aucun de nos coureurs ne mangeait autant! » L’étude a aussi démontré une perte de poids moyenne d’environ deux kilos sur la durée de la Grande Boucle. Or, chacun de ces kilos perdus représente un équivalent calorique de 8000 calories. Si l’on retranche du total les deux journées de repos et le prologue, ce déficit se constitue donc sur 17 jours de course, ce qui revient à un déficit journalier d’environ 800 à 1000 calories.
Voilà qui explique en partie le décalage observé entre l’évaluation des apports et celle des dépenses. Dans l’ensemble, les chiffres des deux colonnes montraient une bonne concordance. Mais ces moyennes cachaient aussi des cas tout à fait étonnants comme celui de ce coureur qui mangeait moitié moins que les autres et qui tenait néanmoins sa place dans la course sans subir le spectaculaire amaigrissement auquel on aurait pu s’attendre. Son nom ne nous a pas été révélé, mais on sait simplement qu’il ne s’agissait pas d’un novice et qu’apparemment, cette manière frugale de s’alimenter était représentative de ses habitudes. Voilà qui conforte bien l’hypothèse d’une importante diversité des métabolismes comme le pressentait déjà le professeur Creff dans les années 60 (3).
Il avait ainsi estimé qu’à dépense énergétique quasi équivalente, Alain Mimoun maintenait son poids corporel avec un apport calorique trois fois moindre que celui de Jacques Anquetil, soit 2000 calories par jour pour le coureur à pied contre 6000 pour le cycliste. Bien sûr, il fallait prendre ces chiffres avec des pincettes compte tenu des erreurs inhérentes à l’estimation des besoins énergétiques et de la dépense calorique. Mais cela confirme néanmoins une grande hétérogénéité des cas. Lors des grandes enquêtes de santé, il n’est pas rare de relever des différences de l’ordre de 500 à 600 calories/jour entre deux individus de même corpulence et de même activité. De tels décalages existent encore entre l’estimation des dépenses et des entrées chez des athlètes dans les sports d’endurance (5, 10) ou dans une discipline comme le rugby (4).
Cette énigme des « calories disparues » interpelle évidemment le monde scientifique. Manifestement, il existe un paramètre dans l’alimentation humaine que les méthodes actuelles ne permettent pas d’appréhender.
De quoi s’agit-il? On trouve un début de réponse sous la plume de Jean Trémolières qui subodorait déjà l’existence de tels mécanismes d’adaptation il y a trente ans (12). L’Homme diffère de la machine à vapeur, expliquait-il. Il faut le voir comme un « système ouvert » qui ajuste en permanence ses dépenses énergétiques en fonction de la situation. Le calcul des calories sur un strict point de la thermodynamique ne convient pas à la complexité des êtres vivants. Dans un tube à essai, une flamme ne diminue pas d’intensité à mesure que les réserves en carburant s’amenuisent. Dans l’organisme, au contraire, on adapte à tout moment notre train de vie à nos disponibilités de l’instant.
La thyroïde aux commandes
La question se pose désormais de savoir comment ce phénomène prend place et en vertu de quoi il évolue. Face à cette nouvelle question, on raisonne souvent de curieuse façon en s’attardant sur les aspects énergétiques liés à l’activité musculaire. Or, ceux-ci fluctuent relativement. En d’autres termes, le fait de grimper un col à du vingt kilomètres/heure ne permet pas de faire beaucoup d’économies. On peut évidemment supposer qu’il existe des rendements légèrement différents entre coureurs mais cela ne suffit pas à expliquer les différences observées sur le plan alimentaire. En revanche, on peut jouer sur d’autres dépenses, surtout celles dites du « métabolisme de base ». Rappelons que ce terme désigne l’énergie dépensée par notre organisme pour assurer son maintien en vie: température, digestion, respiration, battements du cœur, production d’hormones, etc. On l’estime habituellement à 1000-1500 calories par jour. En clair, il s’agirait de la dépense énergétique d’une personne qui resterait couchée toute une journée dans une pièce à 20 degrés. Elle paraît incompressible et pourtant, on observe des fluctuations importantes d’une personne à l’autre. Ce métabolisme de base comporte en effet quelques postes inutiles qui ne servent qu’à dépenser de l’énergie sans véritable bénéfice de santé. On les appelle « cycles futiles » en français ou « metabolic cycles » en anglais ( 8, 12). A quoi servent-ils? A rien ou pas grand-chose. De manière imagée, on peut les comparer à la situation d’un Parisien qui ferait l’aller-retour sur Orléans pour acheter un pain, alors qu’un boulanger exerce en bas de chez lui. Pourtant, ce gaspillage n’est pas non plus totalement gratuit. Il permet d’entretenir les filières métaboliques et offre en plus l’avantage d’être modulable en fonction des situations. Grâce à lui, par exemple, on pourra résister à la prise de poids. Certaines personnes se caractérisent ainsi par un appétit énorme. Ils mangent sans grossir, grâce précisément à ces cycles futiles qui dissipent ce surcroît d’énergie sous forme d’excédent de chaleur.
L’efficacité plus ou moins grande de ce système explique d’ailleurs que certains prennent du poids alors que d’autres, parfois plus gourmands, restent sveltes. Inégalité des gènes! Dans le cas de famine, on observe la réaction contraire. On suspend les dépenses inutiles pour utiliser chaque calorie dans un objectif de survie. Ce système nous aura donc formidablement aidé tout au long de notre évolution et l’on sait désormais que sa mise en place dépend de la production d’hormones thyroïdiennes, une glande à la base du cou qui sert véritablement de thermostat de l’organisme.
Voilà l’explication des besoins très différents entre les personnes et en l’occurrence entre les coureurs cyclistes. Dans ces fluctuations, l’hérédité joue un grand rôle. Mais il faut également tenir compte des situations de vie. Une période d’effort intensif peut être vécue comme un danger comparable à une famine et entraîner la mise en place d’ajustements métaboliques spécifiques. Chaque fonction devient alors plus efficace dans le but d’économiser une énergie plus rare.
A l’inverse, on observe qu’à la reprise de l’entraînement après une période d’inactivité, l’athlète ressent un appétit plus important, comme s’il devait transitoirement faire face à des besoins accrus, sans doute en raison d’une gestuelle et d’ajustements métaboliques moins efficaces (6). Une étude allemande a montré que les coureurs professionnels mangeaient davantage lors des stages de début de saison que plus tard dans l’année alors qu’ils étaient pourtant confrontés à des dépenses plus élevées en raison du rythme des compétitions. Voilà probablement les mécanismes qui expliquent de manière rationnelle ce mystère des calories perdues.
L’homme est un tube à essai pensant
Au final, on s’aperçoit que notre organisme est doté de moyens performants pour régler avec précision son niveau de dépense énergétique sur les apports, et que l’adoption de stratégies plus ou moins dispendieuses se trouve sous la gouvernance d’un capital génétique différent selon les individus. Un effort comme le Tour de France met en exergue l’existence de ces processus de la même façon qu’un Ironman, une expédition andine ou un ultra marathon. Il nous révèle aussi d’étonnants mécanismes dont on découvre l’existence à travers des manifestations et des témoignages de frugalité qui semblent incompréhensibles en regard de la dépense d’énergie des sujets concernés et des règles classiques de la calorie. On se rend compte ainsi qu’à vouloir, en toute bonne foi, faire entrer l’énergétique humaine dans des équations, on perd de vue son extraordinaire plasticité. Nous ne sommes pas des tubes à essai. Ou alors des tubes à essai pensants!
Denis Riché
Doctorat en nutrition humaine et
Spécialiste français de la micronutrition
(*) : Colloque National Fédéral Intermédical, novembre 2005.
(**): Suvimax: Supplémentation en Vitamines et Minéraux Anti-oXydants. Cette plus grande étude jamais menée en France a consisté, durant 7 ans, à apporter un complément d’anti-oxydants à dose nutritionnelle ou un placebo et de mesurer l’impact de cette démarche sur les taux de cancer et de maladie cardio-vasculaire. Parallèlement à ce travail, les auteurs ont procédé à une évaluation méticuleuse du niveau des apports alimentaires en début d’étude.
Pour adhérer à notre association ou avoir des renseignements, une seule adresse :
AEIFA, 16 rue Vincent Compoint 75018 PARIS
Courriel : aeifa@aeifa.com Internet : www.aeifa.com
You must be logged in to post a comment.